Simple, courtois et discret, René Yves Joseph fait partie de ces personnes qui n’aiment pas trop faire parler d’elles. Une modestie qui contraste pourtant avec un parcours très riche qui le positionne comme un des grands connaisseurs d’automobiles au Maroc. Ce natif de Rabat est surtout un grand passionné d’Aston Martin qu’il trouve plus confortable qu’une Ferrari. Sa passion pour la marque anglaise, il l’a cultivée très tôt, au point qu’il fut l’un des premiers propriétaires d’Aston Martin au Maroc, en 1963. À soixante-dix ans, toujours l’esprit espiègle, René Yves se rappelle des moindres détails d’une vie faite par et pour l’automobile. D’ailleurs, il ne se lasse pas de raconter les anecdotes et les péripéties qui ont émaillé son parcours de businessman et de collectionneur de voitures. Notre homme est également intarissable au sujet du sport automobile marocain durant les années soixante et soixante-dix. En fait, il en a été un des acteurs clés aux côtés de « pontes » tels que Mjid, Belarbi, Klein, etc. Dans cet entretien, René Yves Joseph nous fait plonger dans un monde enivrant, digne d’un vrai Gentleman Driver.
Gerntlemen Drivers. Comment avez-vous attrapé le virus de la passion pour l’automobile ?
René Yves Joseph. L’entourage familial y est pour quelque chose. Mon grand-père, Antoine Barry, a été l’un des fondateurs du transport à Rabat et donc, j’ai vécu tout jeune dans cette ambiance imprégnée de mécanique, de véhicules et d’odeur de gomme. Il m’arrivait de m’approcher de ce monde quand j’allais au dépôt d’autobus. Je me rappelle, pendant la guerre, d’un ferrailleur qui s’appelait Grably et qui avait une Cord (une voiture américaine) avec des tuyaux d’échappement chromés. J’étais fasciné par cette voiture et je crois que le déclenchement est venu de là. Cet intérêt pour les voitures est allé en grandissant au point où j’ai commencé à prêter attention aux belles voitures dans la rue et parfois à m’arrêter pour les admirer. C’était, en majorité, des américaines qui étaient à l’époque accessibles aux revenus moyens. En septembre 1952, j’ai acheté mon premier Auto Magazine, à l’âge de douze ans.
Comment vous est venue l’idée de collectionner des voitures ?
Je me rappelle très bien de ma première voiture, achetée en 1959, avec un copain. C’était une Plymouth cabriolet de 1949. Quatre ans plus tard, j’ai fait l’acquisition, à Rabat, d’une Aston Martin DB2 de 1952. Je la voyais tous les jours chez M. Babo, directeur à l’INRA, et je l’ai achetée pour 2500 DH. Par la suite, je me suis débrouillé pour emprunter et démarrer ma passion. Ainsi, j’ai vendu des Jaguar, des Triumph, des MG, pour me faire de l’argent. J’ai pu également assouvir ma passion grâce à un ami, René Guillery (garagiste à Rabat), qui me prêtait toutes les voitures dont il disposait. J’ai pu acquérir de nombreuses voitures, surtout des américaines : un coupé Ford de 1956, une Hudson de 1952, deux Ford Thunderbirds 55-56, une Corvette de 1956, un cabriolet Nash-Healey, un cabriolet Packard de 1955 et une Edsel cabriolet de 1959. Cette voiture était très gloutonne puisque sa consommation pouvait atteindre les 40 L aux 100 km. J’ai également acheté des voitures qui appartenaient au palais royal dont l’un des deux cabriolets Packard (Caribbean, modèle 55), offerts par la communauté juive de Tanger au palais. Mais celle que je regrette le plus c’est une Lincoln 4 portes cabriolet offerte par le l’empereur éthiopien, Hailé Selassié 1er, au souverain du Maroc, et qui a servi de voiture d’apparat à Feu Hassan II. Cette voiture a été vendue par la suite à Vadam, un ami. Je l’ai achetée, mais comme elle prenait trop de place, je l’ai revendue à un imprimeur à Rabat. Je lui ai préféré un coupé Mercedes 300 SE. J’ai vraiment fait une « connerie » (rires…).
Procédiez-vous à la restauration des voitures ? Si oui, comment ?
Pour la remise en état des voitures, j’avoue n’avoir jamais fait de la restauration, mais uniquement de la mécanique. Certes, il y avait sur le marché quelques carrossiers marocains moyens ou bons, mais il manquait l’outillage adéquat pour travailler. Et personnellement, la restauration de voitures me causait beaucoup de souci. Parfois, j’étais dans l’impossibilité de restaurer des voitures auxquelles je tenais beaucoup, ce qui me poussait à les revendre. C’est le cas de la Delahaye Figoni et Falaschi qui appartenait au Glaoui. Je l’ai revendue avec grande tristesse parce que je ne pouvais plus la réparer. Elle a été envoyée en France pour réparation. Je pense qu’elle se trouve actuellement à Cannes. Je la regrette. Il est clair que la restauration n’est pas un exercice aisé et ce qui rend les choses difficiles, c’est la carrosserie en bois et fer, délicate à restaurer. En plus, il n’est pas toujours aisé de se procurer des pièces d’origine. Cette expérience, je l’ai vécue avec ma Talbot qui, vu son état, avait besoin d’un sacré coup de jeune. Et comme ses pièces étaient introuvables sur le marché, j’ai été obligé de me rendre en France et faire fabriquer par un sous-traitant aéronautique un arbre à came et toute la partie haute du moteur.
Pouvez-vous nous raconter quelques anecdotes qui vous ont marqué lors de l’acquisition de quelques-unes de vos voitures ?
Une des histoires qui m’ont le plus marqué est celle de la Talbot. Elle était de 1938 et elle appartenait au Dr Michon qui voulait se marier avec une femme qui avait des enfants. Donc, il a échangé sa Talbot contre le cabriolet Chapron de son ami Masquefa. Après l’indépendance, ce dernier a laissé sa voiture à Taroudant où je l’ai remarquée. Elle était de couleur noire et portait une plaque d’immatriculation algérienne. Cette couleur n’était pas la sienne. C’est pour cette raison que Masquefa l’a confiée à Auto Nejma pour refaire la peinture d’origine en deux tons. Après, je l’ai l’achetée à son propriétaire, je l’ai réparée et revendue. C’est avec la somme tirée de cette revente que j’ai acheté ma maison (rires…). Autre bijou de ma collection, la Mercedes 300 SL cabriolet, de 1957, qui appartenait au prince héritier Moulay El Hassan. Elle a été vendue à M. Ancelin, propriétaire de la plage Kontiki. En 1973, je suis tombé par hasard sur l’annonce de sa vente dans un journal. Je me suis déplacé immédiatement à Casablanca et je l’ai achetée. Cette transaction m’a valu des insultes de la part de quelques Casablancais indignés. Cette voiture, qui était en bon état, n’a pas nécessité de travaux. J’ai juste refait la capote chez Mercedes et changé le manomètre. J’ai également fait l’acquisition de la Ferrari 250 GTE de Feu le roi Hassan II. Celle-ci a été vendue à une personne qui, par la suite, l’a délaissée parce qu’elle désirait une Ferrari plus récente. Donc, je l’ai achetée sans moteur et je l’ai entièrement refaite. Ce n’était pas le seul bolide au cheval cabré que j’ai eu puisque j’avais également acheté une Ferrari 212 carrossée Ghia, de 1954, immatriculée à Sefrou. Je l’ai gardée très longtemps dans un sale état avant de la revendre à un Italien qui voulait absolument l’acquérir. Je me rappelle également d’une Hispano Suiza H6C, de 1928, carrosserie Marcel Proux, de 9000 cm3, qui se trouvait à Sidi Slimane et avec laquelle j’ai eu une histoire rocambolesque. Elle appartenait à maître Mayen qui a refusé de me la vendre malgré mon insistance et des interventions. Ironie du sort, lorsqu’il accepta enfin de me la vendre, deux jours plus tard, il décéda. La voiture a été déposée au garage Ross et a été vendue à des Espagnols. Il m’arrivait aussi de rater des voitures exceptionnelles parce que je n’avais pas les moyens de les acheter. C’est le cas du cabriolet Delahaye de 1950 appartenant à Feu SM Mohammed V. C’est l’une des voitures que j’ai le plus regrettées. Elle fait partie aujourd’hui de la collection américaine Blackhawk. Vous êtes un grand collectionneur de miniatures.
Pouvez-vous nous parler de votre passion ?
Parallèlement à mon intérêt pour les voitures, j’ai développé une passion pour les miniatures. Ainsi, chaque fois que j’en avais l’occasion, j’en achetais dans un magasin, à Rabat ou en France. Avec le temps, j’ai agrandi ma collection qui comprend aujourd’hui 2000 unités environ. On y retrouve quelques modèles chromés de la collection Ilario et celle de Michel Sordet. Ce sont des productions de très bonne qualité et dont le réalisme des détails est saisissant. On ne les retrouve généralement que chez les grands collectionneurs car, en termes de prix, elles ne sont pas données ; ça oscille entre 230 et 250 euros. Les collectionneurs n’hésitent pas à les échanger afin de compléter leur collection. Ça se passe généralement lors de rendez-vous dédiés comme Rétromobile. Il m’est également arrivé d’échanger quelques-uns de mes modèles, mais pas à grande échelle. Je voudrais souligner, par ailleurs, que ces miniatures sont par définition très fragiles donc, difficiles à entretenir. Pour les dépoussiérer, il faut procéder avec beaucoup de doigté et de délicatesse pour ne pas les abîmer ou en décoller les autocollants.
Vous avez une expérience significative dans le sport automobile ? Comment avez-vous mis le pied à l’étrier ?
Mon intérêt pour le sport automobile s’est opéré par le biais d’un ami qui m’a encouragé à intégrer l’écurie Chevreuil de Rabat à l’âge de vingt ans. Après, tout est allé très vite puisque j’ai obtenu une licence Concurrent et Conducteur en 1963, puis une licence de commissaire technique en 1964 pour finir en tant que commissaire sportif. Je me suis d’abord essayé au pilotage en intégrant la Racer Formule 3 durant la saison 1963-1964. Mais mes déboires, notamment un accident lors des essais, m’ont incité à mettre un terme à mon activité de pilote. Donc, je me suis reconverti dans l’organisation de courses. Mais les ressources financières nous manquaient à moi et à mon ami Klein. À l’époque, j’avais de bonnes relations avec M. Belarbi, lui-même ami de feu Moulay Ahmed El Alaoui. Je lui ai proposé la Formule Simca 1000 d’origine afin de promouvoir le sport automobile au Maroc. J’ai été tellement intéressé par le projet que j’ai tenu personnellement à en élaborer le règlement. De plus, j’ai tenu à sa stricte application et quand il m’arrivait d’épingler un tricheur, ce dernier acceptait de se retirer (rires…). Cette formule a été copiée par Roger Ferre, directeur de Renault Sport qui a mis en place la compétition R8 Gordini. J’ai par ailleurs travaillé sur beaucoup de projets avec mon ami Klein. Nous avons pu, en compagnie d’autres personnes dévouées à la cause du sport automobile, dont MM. Belarbi et M’Jid, ressusciter le Rallye du Maroc. Nous avons également œuvré à l’organisation du Grand prix de la Corniche durant les années 1968, 1969 et 1970, alors que nous n’avions pas les moyens financiers nécessaires. Pourtant, nous avons réussi à avoir un plateau relevé avec dix à douze monoplaces Alpine, puis l’année d’après, deux Alpine 3litres d’usine. Parallèlement à ces évènements phares, j’ai participé à la création d’autres courses dont celle des Sehouls et de Taza. Sans oublier le redémarrage du Rallye International du Maroc en 1967 avec Pierre Rousselot et Jean-Frédéric Klein. En 1970, j’ai décidé de mettre un terme à ma carrière dans le sport automobile parce que je n’étais pas d’accord avec l’organisation des courses ainsi que les mesures de sécurité édictées.
Le Rallye Classic du Maroc s’est imposé comme un rendez-vous incontournable des collectionneurs. Que représente-t-il pour vous ?
En tant que pilote, j’ai participé aux éditions 1997 et 1998 avec deux incidents à la clé. La première fois, le pare-brise de ma Ferrari a été cassé par des jets de pierre à Louizia. L’année suivante, j’ai fait une sortie de route avec la même voiture à Tichka.
Quelles sont les voitures que vous appréciez le plus ?
J’apprécie beaucoup le carrossier Zagato. Ce que je regrette, c’est de ne pas avoir acheté de Porsche pour rouler au quotidien. C’est une voiture de sport sans problème. Mais par le passé, j’ai eu trois Porsche de course : deux RS 550 et une RSK.