On n’aborde pas Aston Martin sans émotion, tant la marque britannique est auréolée d’une image de prestige et de raffinement, qui tutoie les sommets. Mais avant la noblesse de la mécanique ou le confort à la sauce anglaise, une Aston Martin, c’est d’abord une ligne des plus aguicheuses, qui magnétise la rétine. Le mérite en revient à Marek Reichman, l’actuel responsable du style de la firme de Gaydon.
Grand passionné de l’automobile et artiste dans l’âme, il a réussi à accrocher à son tableau de chasse les plus prestigieux blasons de la production automobile. Ainsi, il a été tour à tour responsable de design chez BMW, Ford et enfin Aston Martin. Ses plus notables contributions incluent l’Aston Martin One-77, la DBS, la Rapide, la nouvelle Aston Martin Vanquish et la Rolls-Royce Phantom. Reichman est, par ailleurs, professeur invité au Royal College of Art, parce qu’il croit fermement à son devoir de transmettre le savoir qu’il a appris aux nouvelles générations. Dans cet entretien accordé au Magazine Gentlemen drivers, il retrace son riche parcours et donne son avis sur le design actuel et à venir d’Aston Martin.
Qu’est-ce qui vous a décidé à opter pour la carrière de designer automobile?
J’avais environ treize ans quand j’ai commencé à penser sérieusement à une carrière en tant que designer automobile et j’ai découvert le RCA (le Royal College of Art de Londres) quand je passais mes examens, à seize ans. D’abord, j’ai étudié le design industriel à Teesside University, parce que je voulais comprendre la philosophie et l’histoire du design et devenir designer. J’ai pensé, et j’en suis toujours convaincu, que cela donnait plus d’équilibre. Le passage par Teesside était génial, car il m’a permis de réaliser un projet de voiture lors de ma dernière année. Puis j’ai reçu la grande lettre de la RCA, qui m’annonçait que je avais été accepté !
Parlez-nous de votre expérience chez BMW ?
Je suis arrivé chez BMW en 1996, à l’âge de trente ans. C’était juste un petit studio, mais très bien agencé. J’ai passé un très bon temps là-bas. Pour moi, c’était avant tout une révolution culturelle. En Angleterre, les gens sont un peu réservés, tandis qu’aux Etats-Unis, ils sont plus extravertis et dynamiques. Donc, c’est un environnement différent pour un designer. À cette époque, Chris Bangle travaillait pour le renouveau du design de Land Rover, ainsi que sur beaucoup de modèles pour BMW. Il m’a pleinement impliqué dans ses projets, ce qui m’a permis d’apprendre énormément de choses. Et c’est à ce moment là que la marque allemande a décidé d’acheter Rolls-Royce. Une nouvelle opportunité s’est ainsi offerte à moi en intégrant le centre de design de Rolls, en tant que responsable du design de la Phantom. J’ai travaillé sur ce projet pendant 18 mois, durée qu’a nécessité la réalisation de la voiture.
Quelles sont les autres étapes de votre carrière ?
En 2002, j’ai rejoint Ford aux États-Unis et j’ai travaillé sur les modèles Lincoln et Mercury, sous la houlette de J Mays. Trois ans plus tard, j’ai atterri chez Aston Martin et j’ai travaillé sur le projet de la DBS et après, sur la Rapide. La DBS deviendra par la suite une icône mondialement célèbre, grâce au film Casino Royale, où elle fut la voiture de James Bond. Quant à la Rapide, je la considère comme un cheval de course à l’arrêt. Elle incarne la puissance et l’élégance. La forme musclée de ses hanches pointe vers la force redoutable sous le capot, tandis que la posture basse crée une allure énergique et solide. Cette voiture a un véritable sens de la mesure et des proportions, à l’image d’un complet personnalisé.
Quelles sont vos principales responsabilités ?
Travailler sur des projets spécifiques, par exemple, le concept Aston One-77. Le cahier des charges était simple: concevoir l’ultime Aston Martin. La One- 77 est l’incarnation de l’essence d’Aston Martin, le summum de la puissance, de la beauté et de l’âme. Nous avons utilisé certains aspects ultra modernes, technologiquement avancés, comme le châssis en fibre de carbone par exemple et pourtant, les panneaux sont en aluminium formé à la main, pour créer de belles formes. Ces formes ne seraient pas possibles à obtenir par d’autres moyens. Le projet final est la responsabilité ultime du designer et ainsi il devient l’objectif vers lequel il tend.
Et votre première voiture ?
Ma première voiture a été une Austin Healey 1966 Sprint, de couleur rouge, avec laquelle j’ai obtenu mon permis de conduire. Je l’ai restaurée avec mon frère. Un moteur de 1.071 cm3 légèrement modifié, des vitres coulissantes en plexiglas: c’était une belle voiture ! J’ai échoué dans mon premier test d’excès de vitesse. Il est vrai qu’on ne peut pas accélérer dans une voiture de 1966 ! Je ne possède pas beaucoup de voitures de route : j’aime les voitures de course et les véhicules fonctionnels. Je possède actuellement une vieille série 1 Land Rover, une Ducati 996 et un tracteur T20 Massey Fergusson. J’avais par ailleurs une T56 Cooper Formule Junior de 1960, qui est une voiture très rapide. Par la suite, j’ai fait l’acquisition d’une Formule 3, une Emeryson qui ressemble à une mini Mercedes 154 et qui a un moteur Norton 500 cc. Seuls neuf exemplaires de ce modèle ont été produits et celle que j’ai achetée avait le châssis 007, ce qui est une grande coïncidence, vu que j’allais après rejoindre Aston Martin.
À votre avis, d’où viennent les bonnes idées?
Le designer de voitures doit être au confluent de plusieurs influences. La voiture est un objet très émotif, plus proche de l’architecture que de la conception de produit, car il doit s’adapter au goût des personnes. Donc, je pense qu’en tant que concepteur de voiture, si vous avez la connaissance des bases de la bonne conception industrielle et du produit, alors vous avez plus de sources où vous pouvez puiser vos influences et vous êtes plus à même de comprendre ce que vous faites et pourquoi vous voulez faire les choses. Cela vous fait penser davantage aux produits sur lesquels vous allez éventuellement travailler en tant que designer.
Quelle voiture a été votre plus grand défi au niveau design ?
Il y a la pression de la rapidité avec laquelle vous pouvez faire quelque chose, mais le design en soi est une joie. La One-77 est née à partir d’une esquisse qui est passée à la phase production en deux ans et le CC100 a été achevé en seulement six mois. Les gens se demandent ce qu’était le défi de la One-77, car ils pensent que le cahier des charges était ouvert et libre, mais il ne l’était pas vraiment. Il y avait un budget, un calendrier strict …
Ce sont ce genre de choses qui constituent des défis et non pas la création d’une belle forme. Donc, la One-77 était une grande opportunité et je ne verrai jamais ce challenge sous un angle négatif.
Qu’avez-vous appris du projet One-77 ?
Nous sommes entrés dans la stratosphère automobile. Nous n’avions jamais réalisé une voiture d’une aussi grande valeur et c’était un bon test pour la marque. Il s’agissait de pousser encore plus la marque et les limites de ce que nous savions. Il y avait beaucoup de la technologie révolutionnaire. Nous avons appris à modéliser et créer le carbone. Je ne voulais pas de lignes de rupture visuelles dans le carbone et avoir presque une armure continue. C’est pourquoi je dis qu’il n’est pas nécessaire de le cacher ou de le peindre.
Même le châssis est un beau morceau, la plupart du temps non peint et son revêtement en carbone visible dans la voiture. Une grande quantité de connaissances est venue du programme qui a été intégré dans nos dernières voitures. Mais ne nous travaillons pas qu’avec le carbone. Notre plate-forme verticale et horizontale est très avancée et flexible, grâce à l’usage de l’aluminium. Grâce à la nature de cette structure, nous pouvons réaliser des voitures plus longues ou plus hautes. Elle nous permet par ailleurs une incorporation plus aisée des dernières technologies. Avec le carbone, nous regardons le coût, le poids et si nous allons le faire juste par effet de mode ou parce que c’est la bonne solution.
Quel était le cahier des charges de la DB9 ?
Imaginer la plus intemporelle et élégante des GT sportives. Ce modèle restylé s’adresse aux passionnés de l’automobile. Mais nous visons aussi les fans de sportivité, qui apprécieront son nouveau moteur et ses qualités dynamiques. Enfin, avec un choix d’options pléthorique, chaque DB9 affiche une personnalité qui lui est propre. Comment avez-vous mis sur pied le centre de design d’Aston? Ce qui empêche la créativité est généralement l’insuffisance des ressources humaines, le manque de temps et d’espace. Nous sommes passés d’une société pour deux voitures en 2000 à plus d’une douzaine aujourd’hui, plus les dérivés. J’ai maintenant 50 personnes dans mon équipe. Quand je ai commencé en 2005, il n’y en avait que six! Nous avons loué un studio à Land Rover, quand nous faisions tous partie de Ford. C’est la première fois depuis un siècle que nous avons eu un studio de design indépendant. Nous nous impliquons dans tout, des salles d’exposition à l’horlogerie, en passant par les chaussures, les vélos … tout. Seulement sept personnes de mon équipe sont de réels designers automobiles. J’ai des spécialistes d’argile et de modélisation numérique, des ingénieurs de concept, de couleur et de surfaçage … Nous pouvons réaliser un projet clé en main et nous pouvons littéralement passer d’une esquisse à un prototype de voiture, ce que nous faisons actuellement. L’équipe a maintenant la bonne taille pour moi. L’usine de production est juste à côté du studio de design, ce qui est un véritable atout. Ainsi, nous pouvons mieux interagir avec les techniciens. Cela signifie que nous pouvons tout faire beaucoup plus rapidement et efficacement.
Où voyez-vous le design d’Aston Martin aller à l’avenir ?
Nous partons de nos modèles emblématiques des années 50 et 60. Les années 90 étaient le début de la nouvelle ère, puis en 2000, nous avons conçu la DB9. Aston Martin va-t-elle changer ? Eh bien, pouvez-vous entrevoir le lien entre une 911 moderne et son ancêtre d’il y a 50 ans ? Oui, mais c’est complètement différent. Pouvez-vous percevoir le classicisme des années 70 dans la gamme actuelle de Range Rover ? Oui, mais encore une fois, c’est complètement différent. Je pense que vous avez constaté que nos voitures actuelles sont devenues beaucoup plus musclées, à l’opposé de la DB9 d’origine, qui avait la plupart du temps des formes douces. Nous avons maintenant plus de surfaces abruptes, vraiment dérivées de la One-77.
Si vous deviez mettre une DB9 et une One-77 côte à côte, vous constateriez qu’elles sont complètement différentes et vous verrez beaucoup plus cette influence dans les futurs produits de la marque. Mais Aston Martin sera toujours basée sur de belles proportions, car je pense que c’est la première chose que nos cerveaux reconnaissent. D’où l’importance de la langue de surface, pour accentuer ces proportions.
Aston Martin est taxée d’excès de conservatisme. En d’autres termes, elle n’innove pas assez…. Le patrimoine est très important. Il y a peu d’entreprises qui sont vieilles d’un siècle et toutes les autres sont d’énormes entités. Nous avons une longue histoire qui nous donne la crédibilité et offre au client le privilège d’acheter quelque chose d’exclusif. Garder des éléments stylistiques traditionnels est inhérent à la marque : vous devez être capable de reconnaître une Aston Martin sans voir le badge. C’est comme pour l’Iphone, qui a évolué au fil du temps, sans perdre sa consistance.
Mais je ne pose pas cela comme une contrainte. C’est comme être un chef avec de grands ingrédients. Travailler avec ces ingrédients est déjà une quête de l’esthétisme et de la beauté, et ma seule contrainte est de garder cette beauté. Si vous passez votre main sur une Aston Martin, vous devez sentir comme une forme continue: c’est ce que nous défendons. Quatre-vingt-dix pour cent des Aston Martin que nous avons fabriquées sont encore sur la route aujourd’hui. Nous ne produisons pas de voitures à grande échelle, nous nous concentrons sur de très rares et magnifiques automobiles, conçues pour être choyées, traitées comme des trésors et appréciées pendant des années.
Que représente pour vous le passage de la DB10 dans le film de Spectre ?
Pour moi, la conception d’une voiture pour James Bond dans Spectre a été un travail incroyable. C’est le fait de travailler avec des gens passionnés pour transformer l’imagination en produits tangibles. En fait, l’idée était de construire une voiture spéciale et racée pour notre héros national. En tant que designer, non seulement vous devez avoir le désir et la capacité de concevoir joliment les choses, mais vous devez pen garantir également l’aspect fonctionnel. Il est important de créer un lien émotionnel entre les produits et les personnes, sous n’importe quelle forme de design. La DB 10 est un bolide qui célèbre les 50 ans de l’icône DB5 et donne un avant-goût du futur style des Aston Martin nouvelle génération produites par la firme de Gaydon.
Ce modèle unique au look agressif est doté de deux places et a un empattement plus long, la rapprochant de la One-77. Basée sur la technologie de l’Aston Martin Vantage, la DB10 est équipée d’un moteur V8 développant 430 chevaux. Inutile toutefois d’espérer la croiser un jour sur les routes, car elle n’est pas homologuée pour circuler sur routes ouvertes.
Avez-vous une approche standard du travail que vous réalisez au quotidien ?
Cela dépend entièrement du projet et de l’entreprise en particulier. Vous aurez généralement besoin d’une équipe dédiée pour vous soutenir, mais vous devez interpréter les objectifs d’une manière qui vous permette de rendre cette collaboration finalement réussie.
Qu’aimez-vous le plus dans votre travail ?
Aston Martin est une marque qui est connue et aimée partout dans le monde. Une Aston Martin est une question de style, pas de mode, donc elle ne sera jamais un effet de mode ou démodée. Je dois rester en contact avec les développements technologiques, mais si vous avez commencé un projet il y a quinze ans, il est certain que vous allez décrocher, parce que nous n’aurez plus d’objet. J’aime le défi constant.
Et qu’aimez-vous le moins?
La nécessité de voyager. Cela fait partie intégrante de la nature de mon travail.
Quelles sont les qualités les plus importantes qu’un postulant au poste de designer doit posséder ?
La flexibilité, et être capable d’appliquer ses talents à une gamme variée de cahier des charges. Quand j’ai rejoint Ford aux États-Unis, où j’ai travaillé sur les modèles Lincoln et Mercury, les produits ont été conçus pour un marché différent. Du coup, j’étais confronté à un ensemble différent de règles, ce qui signifiait qu’il fallait se mettre dans un état d’esprit très différent. Je suis resté là jusqu’à ce que je rejoigne Aston Martin. Il faut toujours penser à ses objectifs à long terme.
Qu’en est-il des exigences académiques ?
Ce n’est qu’après l’obtention du diplôme que les possibilités commencent à s’ouvrir pour vous. J’ai d’abord travaillé pour Land Rover, alors propriété de BMW, qui m’avait parrainé avant d’être envoyé en Californie en 1996 pour travailler au studio Design Works de BMW, afin de lancer la prochaine génération des produits Land Rover. BMW avait tant de marques, et c’était une expérience formidable de travailler avec des gens comme Chris Bangle (ancien directeur du design de BMW) et Henrik Fisker (ancien directeur du design d’Aston Martin, actuellement à Fisker Automotive). Le diplôme est aussi 6essentiel, bien évidemment.
Quels sont les articles et les concepteurs en dehors du monde de l’automobile que vous admirez?
Je suis un grand fan de meubles. Je suis fan de certains designers modernes du milieu du siècle, des gens comme Charles Eames, mais j’aime aussi des meubles modernes réalisés par des entreprises comme Minotti ou B & B Italia. Architecturalement, j’aime surtout Norman Foster et Renzo Piano. Mark Newson est également incroyable comme concepteur de produit et on ne peut pas nier que Jonathan Ive a fait un excellent travail chez Apple. J’aimerais aussi mentionner quelqu’un comme Paul Smith du monde de la marque ou de la mode : il a réussi à imprimer à la mode une tournure complètement différente.
Enfin,je m’intéresse beaucoup au cinéma et reçois beaucoup d’inspiration des films. J’aime beaucoup le travail de Sam Mendes et en particulier Tarantino. Ses films sont toujours visuellement spectaculaires et vont toujours au fond des choses. Franchement, je pouvais absolument me voir faire une sorte de conception cinématographique. Quand je travaillais en Californie, j’ai rencontré Syd Mead à deux reprises à l’Art Center et j’aimerais faire ce genre de travail futuriste.
Quelle est votre Aston Martin favorite ? Quelle est votre voiture au quotidien ?
C’est très difficile de choisir! Si vous parlez de voitures anciennees, alors je dirais la DB4 GT Zagato. Mais chaque fois que je vois une One-77, eh bien, je pense qu’elle est spectaculaire. S’agissant de modèles à volume de production plus important, la Vanquish V12 est ma voiture préférée de la production actuelle. Mais je peux continuer à répondre à cette question ! Il y a beaucoup de modèles qui font partie de mes favoris. Je conduis au quotidien une Vantage V12. Je suis plutôt gâté, car nous arrivons à changer nos voitures tous les trois mois ou plus et si je veux prendre une autre voiture, c’est également possible…C’est comme manger dans un bon restaurant, il est important de tout essayer. Il faut goûter chaque plat !
Les voitures que vous rêvez de posséder…
Plusieurs voitures me font rêver : la Lamborghini Miura, la DB4 GT et la Maserati Fantuzzi, qui est une très belle sportive.
Quels sont vos hobbies ?
J’ai beaucoup de loisirs. Je fais de la course à pied et du vélo. Je suis également passionné d’art, notamment les pièces théâtrales, ainsi que les galeries d’art. Dernièrement, je me suis fait plaisir en achetant un kayak de course fait en kevlar de carbone. Il est adapté à ma taille et à mon poids et fabriqué à la main. L’armure de kevlar est exposée, ce qui lui donne une couleur verte foncée avec de merveilleuses mailles de bronze, qui le traversent.
Biographie
1966
Naissance à Sheffield, en Angleterre
1989
Diplômé de l’Université de Teesside
1991
Lauréat du Royal College of Art à Londres
1991
Démarre sa carrière de designer chez Rover
1996
Intègre l’équipe de design de BMW, sous la houlette de Chris Bangle
1999
Rejoint Ford Amérique du Nord, au poste de designer en chef pour Ford et Lincoln
Mercury.
2005
Directeur de design d’Aston Martin