Designer de supercars
Dans les annales du design de Ferrari, beaucoup de designers ont gravé leur nom dans la légende. Mais de tous, un nom a une résonnance particulière chez le fans de la marque : Leonardo Fioravanti. Et pour cause, il est le concepteur derrière certaines des voitures de route les plus emblématiques de Ferrari. Il n’y a qu’à citer, entre autres, la Ferrari 365 GTB, plus connue sous le nom de Daytona, la Dino, la 512 Berlinetta Boxer, la 308 GTB, la 288 GTO, la Testarossa et bien sûr la F40.
Dans cet entretien accordé à Gentlemen Drivers Magazine, ce designer d’exception revient sur ses premières heures où est née sa passion pour le design ainsi que son parcours exceptionnel au sein de Pininfarina.
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Quand est-ce que vous avez découvert votre vocation de designer automobile ?
Mes débuts remontent à l’école primaire. J’ai encore mon cahier de troisième année avec mon nom inscrit sur la couverture, accompagné du blason des Savoie. J’ai commencé à dessiner à l’âge de sept ans et j’ai remporté un concours de dessin. On nous présentait un objet sur le bureau et nous devions le reproduire. J’avais terminé avant tout le monde, à tel point qu’ils ont cru que j’avais triché en le photographiant.
Entre l’âge de 8 et 10 ans, ma passion s’est dirigée vers les moyens de transport en général : voitures, bateaux, avions… Dans ma chambre, je dessinais sans relâche, au grand dam de mes parents qui me surprenaient à griffonner au lieu d’étudier. Ils me dépossédaient parfois de mes dessins en vociférant. Dans mon livre, j’ai même publié un croquis où mon père avait inscrit : « C’est comme ça que tu étudies, merde ! »
Mais malgré leur colère, ils ont tout conservé. Quand Pininfarina m’a appelé, mes parents m’ont donné trois caisses remplies de mes dessins. Ils s’étaient rendu compte qu’il y avait là quelque chose de sérieux. Mon approche du design a toujours été instinctive : je pensais à une forme, je la dessinais et, à ma grande surprise, le résultat correspondait assez bien à ce que j’avais imaginé.
Comment avez-vous développé un intérêt pour la course automobile ?
Mon père possédait une Fiat 1100B Bauletto et une Topolino. À l’époque, les enfants devaient apprendre le piano. Moi aussi, sauf que je m’exerçais aux pédales comme si c’étaient celles d’une voiture : embrayage, accélérateur…
La Topolino avait une clé ressemblant à un clou. Un jour, j’ai volé la clé à mon père pendant qu’il dormait et j’ai fait un tour du pâté de maisons. Quand mon père a proposé de m’apprendre à conduire, il s’est étonné : « Mince, mais tu sais déjà conduire ! »
Ensuite, en étudiant l’ingénierie à l’Ecole Polytechnique, j’ai découvert le coefficient de frottement et l’influence de la surface de contact sur l’adhérence. Cela m’a amené à tester la limite d’adhérence de mes pneus sur une place ronde près de chez moi, la nuit. J’ai compris que plus les pneus s’usaient, plus la surface de contact augmentait et améliorait la tenue de route sur le sec. Avec des amis, nous avons mis nos économies en commun pour participer à des courses avec une Fiat 500 préparée, puis une 1100 TV. Un jour, lors d’une course à Monza, j’ai terminé deuxième. Mon père l’a appris par des amis journalistes qui lui ont dit : « Tu sais que ton fils est arrivé deuxième ? »
Je courais en cachette, mais il a fini par comprendre et m’a simplement dit : « Continue, mais sois prudent. » Plus tard, j’ai piloté des Alfa Romeo, puis, en pleine période Ferrari, j’ai couru avec la F40, une voiture difficile à maîtriser à cause du temps de latence du turbo qui la rend caractérielle.
Vous avez côtoyé Enzo Ferrari. Comment était-il ?
J’ai eu la chance de bien le connaître. Ma première Ferrari, je l’ai dessinée chez Pininfarina en 1964 : la 250 LM Speciale. Ce modèle a été un succès commercial. Ferrari était ravi mais voulait savoir qui était ce « jeune ingénieur de Milan ». Il a appris mon nom lorsqu’il a découvert que les clients qui avaient acheté la voiture allaient plus vite que les Ferrari officielles. Ferrari était sceptique sur le moteur central pour la route, mais avec le succès de la Lamborghini Miura, nous avons monté un projet secret chez Pininfarina pour le convaincre. On lui a présenté la Dino, et bien que le premier prototype ne l’ait pas totalement convaincu, il a fini par valider le projet. La Daytona, quant à elle, a marqué un tournant. Enzo Ferrari a immédiatement commandé un modèle à l’échelle 1, une décision rarissime.
Il était un dur à cuire, un homme de peu de mots. Après quelques années, nous sommes devenus proches et il m’a appelé directement : « Fioravanti, je veux une Ferrari pour aller à la Scala avec des amis, quatre places confortables. Invente-la au plus vite. » Puis un jour, Vittorio Ghidella, ingénieur chez Ferrari, m’a appelé et m’a dit que je deviendrais le DG de Ferrari. J’ai quitté Pininfarina.
En parlant de la LM 250, c’était votre premier projet sur une Ferrari. Comme l’avez-vous vécu ?
Oui c’était en 1966. Il s’agissait d’un petit projet destiné à un client américain que personne ne voulait suivre. « Laisse le garçon s’en occuper », disaient-ils. Lors de l’essai sur piste, ma voiture a roulé plus vite que les autres grâce à certaines mesures aérodynamiques. À l’arrivée, j’ai devancé les autres Ferrari. Le Commandeur ne l’a pas très bien pris : « ce petit ingénieur milanais a osé me battre, mais au moins il m’a fait gagner beaucoup d’argent ».
Que représente pour vous la F40?
La F40 était exaltante, mais compliquée. À cause du turbo, il y avait un délai entre l’accélération et la montée en puissance. Un jour, en testant une F40 sur les routes autour de Maranello, j’ai failli rater un pont ! Malgré ce gap, c’est une machine infernale. Encore aujourd’hui, beaucoup de journalistes qui testent les supercars disent que l’F40 reste la plus amusante et excitante. Je me souviens avoir testé les premiers modèles Evo à Fiorano : en passant la première vitesse, l’accélération était tellement brutale que j’ai changé de rapport sans le vouloir. Comparée à une GTO, c’était un missile !
Parmi toutes les voitures que vous avez dessinées, lesquelles vous préférez le plus ?
Impossible d’en choisir une seule : La « Le Mans Speciale », elle m’a ouvert des portes. La Daytona a gagné partout dans le monde. La 308 a marqué l’entrée de Ferrari dans une production plus industrielle. Et bien sûr, la 288 GTO, un projet fascinant. Au départ, nous voulions une Ferrari pour le Groupe 4. Nous avons conçu une voiture plus large avec des appendices aérodynamiques, mais quand nous étions prêts, le règlement a changé et le projet a été abandonné.
Quelques années plus tard, Ferrari a repris l’idée avec un moteur turbo et une architecture modifiée. L’influence de la 308 est restée, mais l’empattement était plus long et la puissance phénoménale. La GTO a marqué les esprits.
Ferrari aurait-elle été la même sans Pininfarina ?
Avant Pininfarina, Ferrari travaillait avec d’autres carrossiers, mais les modèles n’étaient pas toujours harmonieux. Quand Pininfarina a signé la première Ferrari, ce n’était pas une révolution, mais une ligne fluide et pure qui a traversé les décennies. Il avait une capacité unique à épurer les formes.
Enzo Ferrari, lui, ne savait pas dessiner, mais il avait un œil exceptionnel. Il touchait les carrosseries les yeux fermés pour détecter les défauts. Une fois, à la veille d’un salon, il a fait refaire un pare-brise jugé imparfait !
Que souvenir gardez-vous de Sergio Pininfarina ?
Ce fut un grand libéral avec une vision d’avenir. Cela m’a donné l’occasion d’exprimer mon talent pendant 24 ans.
Et comment ça s’est passé chez Fiat ?
C’était court. J’avais un bureau au deuxième étage de Mirafiori, à côté de celui du patron Giovanni Agnelli, pour qui j’avais dirigé le projet d’une Ferrari à trois places, conçue par Aldo Brovarone, ce qui lui facilitait l’accès au cockpit car il avait un problème à la jambe, détruite des années auparavant dans un accident de voiture. Avec mes imitations de sa voix, j’ai fait sursauter tous les managers. Pour le reste, j’étais étranger à la logique de gang et de groupe qui régissait Fiat. Agnelli était un innovateur. Il voulait réaliser mon modèle Sensiva, une voiture électrique conçue en 1993 et présentée au Salon de Turin, mais c’était une voiture trop avancée pour son époque. Je suis parti et j’ai fondé Fioravanti, entreprise de design et d’ingénierie.
Quel regard portez-vous sur la mobilité électrique ?
Je m’intéresse à l’innovation depuis que je suis enfant. Il n’est pas facile d’arrêter d’inventer et d’essayer de résoudre les problèmes avec le courage de la simplicité. C’est pourquoi, contrairement à d’autres, j’ai embrassé la révolution électrique. La première voiture de l’histoire a été conçue pour être électrique. Mes premiers dessins quand j’étais petit étaient des voitures électriques. Je n’aime pas beaucoup les nouvelles Ferrari, elles sont trop encombrantes. Mais le problème n’est pas le moteur, mais l’esthétique.
Vous avez déposé un brevet pour la conception d’une voiture électrique à bas prix
Effectivement, j’ai travaillé sur un système qui utilise la force de gravité pour produire de l’énergie. On peut le faire en voiture sur la route, en mer avec des navires. J’imagine des autoroutes à deux voies : l’une crée de l’énergie grâce au passage des voitures, l’autre recharge les batteries.
A 86 ans, qu’est-ce qui vous fait travailler encore ?
Quiconque encourage les jeunes à réaliser leurs rêves ment. Dans la vie, nous n’avons la chance d’atteindre qu’une seule chose. Aux jeunes, je dis : fixez-vous un objectif et persévérez. Je le fais depuis 86 ans, c’est pourquoi je ne peux pas m’arrêter : je dois réaliser mon rêve.
À quoi ressemble votre journée?
Je me réveille à 8 heures, je vais au bureau, à Moncalieri, à Fioravanti, je lis les e-mails et je travaille. Je suis resté seul dans l’entreprise. Nous ne sommes plus à l’âge d’or du design automobile. L’après-midi, j’écris des articles pour des magazines dédiés aux passionnés de Ferrari et je reçois des invités dans ma maison sur la colline. Nous vivons tous ici sur la colline : moi, Giugiaro, Spada, Ramacciotti. Dans les années 60, nous sommes tous venus ici parce que Agnelli avait choisi de vivre dans la région, je produisais même du vin.
Biographie :
1938 : naissance à Milan en Italie
1960 : diplômé en génie mécanique de l’Ecole Polytechnique de Milan
1964 :rejoint Pininfarina en tant que designer projeteur
1987 : fonde son cabinet d’architecte et de design Fioravanti
1988 : Enzo Ferrari le recrute comme directeur général adjoint de Ferrari, puis Directeur Général de Ferrari Engineering
1989 : devient directeur du style avancé du Centro Stile Fiat du groupe en 1990, et directeur de la conception chez Alfa Romeo…